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OAF Curated Space

Des Mots et des livres

Compilés par Daniel Baumann et Franziska Glozer

October 23, 2014

OAF Curated Space

Infos pratiques

Une lettre est une ligne, un son, une forme. Elle ne s'intéresse pas à nous et n'a cure de savoir qui nous sommes, un marginal, un professeur, un escroc, un écrivain ou un artiste. Elle est à la fois le rien et la matière que nous contrôlons et par laquelle nous sommes contrôlés. LES LETTRES MAJUSCULES QUI DONNENT DES DIRECTIVES, les italiques qui formulent des observations, et la typographie ordinaire qui «n'est que moi qui essaie de passer la journée», comme l'a remarqué la poète américaine Hannah Weiner (1928-1997). Ses poèmes et ses recherches sur le langage et la connaissance constituent le point de départ de ce choix de mots et de livres. A l'invitation de l'édition 2014 de l'Outsider Art Fair Paris, Des Mots et des livres est une exploration des lieux où les lettres, les mots et les alphabets échappent aux lettres, aux mots et aux alphabets.

A Paris, des gens comme vous et moi liront des poèmes; des films présenteront des auteurs qui présentent leurs textes; des ordinateurs réciteront des lettres et des mots; certains textes seront imprimés. Des mots et des livres se déroulera au dernier étage de l'hôtel de Le A qui héberge l'Outsider Art Fair à Paris. La lettre A pourrait bien donner le coup d'envoi avec Walter Abish (1931) et son légendaire Alphabetical Africa (Afrique alphabétique) de 1972. L'ABC sert ici à produire un texte et une structure tout en ouvrant la voie à l'absurde. Né la même année que la publication de l'Afrique alphabétique, l'artiste allemand Michael Riedel chemine dans une voie contraire. Il enregistre des conversations et les transcrit sous forme de textes dont il remanie les mots alphabétiquement à l'aide d'un logiciel (dans un deuxième temps, il remanie aussi les lettres). Il en résulte un nouveau texte lu par un programme informatique bégayant et toussant à mesure qu'il trébuche sur les lettres et les mots. Dans les deux cas, l'alphabet transforme les mots et les mondes en quelque chose d'insensé, de libre ou de poétique.

D'autres écrivains créent des mots en étroite relation avec leur vision. Hannah Weiner ne voyait pas seulement des mots flotter dans l'air ou apparaître sur le front des gens, mais elle les conservait tels qu'ils «agissaient» en les inscrivant dans d'innombrables et étonnantes variations comme dans The Book of Revelations (Le Livre des Révélations). Le physicien, éditeur et artiste Bern Porter (1911-2004) trouvait des poèmes dans des revues, des affiches et des publicités. Son recueil Found Poems (Poèmes trouvés), publié en 1972, est à la fois un hommage au monde de la poésie involontaire et un document sur le degré de transformation du langage opéré par le monde du commerce et du divertissement. L'artiste norvégien Matias Faldbakken se consacre à une dynamique similaire alors que, tout en formant des mots à partir de ruban adhésif, il les vide de leur sens pour ne laisser que des logos et des formes abstraites.

Les mots surgissent, se transforment en coquilles, et tirent leur énergie de leur dysfonctionnement. Une ultime étape semble avoir été franchie avec le poète, artiste et diplomate espagnol José Luis Castillejo (1930-2014) et son Livre d'un livre (1977) qui consiste en une reproduction de photos de pages vides. Également l'auteur du Livre des i (1969) et du Livre de dix-huit lettres (1972), Castillejo s'est plus tard enregistré en train de tourner les pages du Livre d'un livre qui a été publié en un seul exemplaire. L'artiste allemand Jue Löffelholz a utilisé le même enregistrement pour ne graver que le signal audio marquant la toute fin du disque de Castillejo. Ce qui semble une impasse totale regorge en fait de sons à peine audibles rythmés par une pulsation régulière.

A l'hôpital psychiatrique de Waldau à Berne (Suisse), Constance Schwartzlin-Berberat (1845–1911) a laissé un œuvre impressionnant d'écrits qui transcendent le mot, le texte et l'image d'une manière encore étonnamment moderne. Dans sa quête du langage, elle a suivi le mouvement de l'écriture (manuscrite) ainsi que le son et le rythme des mots, créant par le fait même de nouveaux mots pour saisir le réel. Au début des années 1990 à New York, un poète nommé Orion (qui avait fait apparemment partie de la scène poétique locale) affichait ses écrits dans les cabines téléphoniques et les vitrines des magasins du Lower East Side. Ces poèmes rédigés de façon précipitée étaient recueillis par le poète américain Kenneth Goldsmith, l'homme derrière le site ubuweb.com, qui les mettait ensuite en ligne. Schwartzlin-Berberat et Orion nous rappellent que la poésie surgit là où on ne l'attend pas. Un troisième exemple vient de l'auteur Annette dont les textes ont été inclus dans Écrits bruts, l'anthologie de Michel Thévoz publiée en 1979. Née en 1890 à Bruxelles, elle a été internée à l'hôpital psychiatrique de Schaerbeck, en Belgique, où elle a griffonné quelque 350 pages entre 1941 et 1942. Extrait: «je qou je fezest ici / a la dat du katre / le kalendriee l'entre / tiin la nestans de / ma volonté je swi / libre ...»

Ne se réclamant d'aucun mouvement artistique ou d'un quelconque -isme, chacun de ces artistes  témoigne d'une pratique unique. Des Mots et des livres aurait pu inclure le dadaïsme, Raymond Roussel et ses Impressions d'Afrique, Adolf Wölfli et sa Marche funèbre (1928-1930), la poésie concrète, le graffiti, le hip-hop ou le slam. Mais cela placerait l'hôtel Le A à la limite de Z. Il n'y a donc, pour le moment, encore de l'espace que pour l'artiste, poète, musicienne, prédicatrice et missionnaire de la Nouvelle-Orléans, Soeur Gertrude Morgan (1900-1980) et son «Let Us Make A Record» (Laissez-nous enregistrer un disque), ainsi que pour l'épique dystopie de science-fiction des artistes suisses Tobias Madison (1985) et Flavio Merlo (1990).

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